Rechercher dans ce blog

vendredi 19 avril 2013

Vivre seule au troisième âge



Ma mère est maintenant veuve depuis bientôt trois ans et demie et, bien qu’elle ait fini par s’adapter, la solitude lui pèse. L’automne dernier, un scénario idéal s’est mis en place tout seul: ma mère a offert une chambre à une dame d’Europe de l’est dans la soixantaine - appelons-la Mirjana - qui traversait une mauvaise passe et que ça arrangeait de faire l’économie du loyer qu’elle payait pour son studio. Maman la connaissait déjà depuis plusieurs années, étant donné que cette personne travaille pour une agence immobilière tout près de chez elle.

Mirjana s’est donc installée dans ses nouveaux quartiers en septembre dernier. Après 50 ans de vie de couple, ma mère découvrait la cohabitation avec une copine. En échange d'un toit, son invitée faisait le ménage et la cuisine. Maman a retrouvé son entrain, la vie lui souriait à nouveau. Le zèle et le dévouement infini de Mirjana, sa patience sans bornes ainsi que son plaisir ostentatoire de vivre avec notre mère nous laissaient certes un peu perplexes, ma soeur et moi, mais finalement, cela nous ôtait aussi un souci, puisqu’on savait qu’en cas de pépin, un ange gardien était là, qui pouvait toujours nous appeler.


Puis ma mère a fait une mauvaise chute la nuit. Mirjana a appelé l’ambulance, sa logeuse a été hospitalisée avec une vilaine phlébite. Ma soeur et moi allions bien sûr voir notre maman et nous lui achetions tout ce dont elle avait besoin, mais Mirjana pouvait lui apporter des choses de la maison: tel cardigan, tel réveil, telle boîte de médicaments. Elle a sans doute sauvé la vie de notre mère et cela a dissipé tout doute que nous aurions pu avoir à son sujet. Puis vint Noël, que Mirjana a fêté avec nous, en toute simplicité.

Mirjana nous avait dit dans un premier temps qu’elle partirait début 2013, puis c’est devenu mars. A l’automne 2012, elle avait demandé à ma soeur si elle ne pourrait pas lui établir une attestation de domicile, dont elle avait prétendument besoin pour des démarches auprès des prud’hommes. Cela m’a paru un peu bizarre. En effet, elle nous a toujours dit qu’elle avait une maison dans le midi, donc forcément une adresse, un domicile. Renseignements pris, nous nous sommes rendu compte qu’un tel document comportait le risque que nous soyions obligées de loger Mirjana ad vitam eternam, le droit au logement en France étant très bien protégé. Nous n’avions cependant aucune intention de la mettre à la porte, tout se passant très bien, mais nous ne voulions pas non plus avoir les mains liées. Et nous avons eu raison d’être prudentes.

Pour des raisons que nous n’avons pas encore réussi à élucider, la relation entre les deux femmes s’est détériorée très rapidement après Nouvel an. Notre mère ne supportait plus son invitée, elle lui reprochait de prendre toute la place et de parler sans arrêt. Il est vrai que Mirjana prenait des libertés, se croyait tout permis, manquait de respect vis-à-vis de celle qui l’accueillait, prenait possession des lieux, finissait les restes dans le frigo... Ma mère a commencé à penser qu’elle cherchait à l’envoyer à l’hôpital à nouveau ou, encore mieux, dans une maison de retraite et ainsi, elle aurait eu l’appartement pour elle toute seule. La relation de confiance était rompue et ma mère a commencé à se méfier et même à avoir peur. A tort ou à raison, on ne le sait pas encore, mais quoi qu’il en soit, la situation devenait invivable. De la part de quelqu’un qui n’a ni logement ni argent - elle dit ne rien gagner dans l’agence immobilière où elle travaille - son comportement, qui a fini par mettre un terme à la cohabitation amicale, est tout simplement incompréhensible.


Ma soeur et moi avons une attitude totalement différente vis-à-vis de cette personne. Ma soeur prend sa défense, lui accorde le bénéfice du doute et préfère croire sa version des choses que celle de ma mère. Quant à moi, je reconnais que maman peut avoir tendance à déformer les faits, mais, dans le doute, je me méfie plutôt de Mirjana. Nous savons certes qu’elle travaille dans ladite agence mais c’est la seule certitude que nous ayions. Elle possède une Jaguar, un manteau en renard, un sac de golf entreposé dans le garage, mais elle n’a pas un rond. Sans doute a-t-elle connu des jours meilleurs, mais alors, pourquoi saboter la chance qu’elle avait de loger gratuitement à 50 mètres de son lieu de travail? Elle dit avoir une maison dans le midi, elle aurait travaillé chez Lufthansa, elle aurait été gouvernante pour des célébrités à Gstaad.... mais tout cela est peut-être du vent.

Ses signes extérieurs de richesse ne font que renforcer ma méfiance. Fait-on fortune en étant nounou, fût-ce à Gstaad, ou encore en étant hôtesse chez Lufthansa? Elle vient d’ex-Yougoslavie et n’a jamais prétendu avoir fait d’études. Agent immobilier dans la région genevoise est certainement un métier lucratif, mais ses collègues lui piqueraient toutes ses commissions. Etant dans l’immobilier, elle connaît en revanche parfaitement la valeur de l’appartement de notre mère et je ne peux m’empêcher de trouver des motivations intéressées à son dévouement, qui n’a d’ailleurs été que de courte durée. Notre mère payait les courses et donc ses repas, une véritable aubaine pour quelqu’un dans la dèche. Mais au lieu d’apprécier cette générosité, elle a commencé à estimer que ça lui était dû et à se comporter en terrain conquis.



Selon maman, Mirjana essayait de la faire passer pour gaga et sénile, ce qu’elle n’est certainement pas. Notre mère s’est réveillée d’un cauchemar et elle est convaincue qu’elle a failli se faire dépouiller par cette bonne âme qui lui a sauvé la vie l’automne dernier. Comme pour les enfants en bas âge, il est très difficile de trouver une personne à qui on osera confier la garde d’une personne âgée. Si notre mère avait été sénile ou tout simplement un peu plus crédule... dieu seul sait ce qui aurait pu arriver. Les personnes qui souffrent de solitude fondent volontiers pour ceux qui sont gentils avec elles.

Peut-être que Mirjana est une personne formidable et que nous avons tort de nous méfier. L’avenir nous le dira peut-être... ou pas.

Il faudrait maintenant retrouver une femme de ménage, bien que ma mère ne veuille plus laisser entrer personne sur son territoire. Il lui faudra aussi une télé-alarme ou un téléphone mobile. Cette deuxième mésaventure*) permettra peut-être à notre maman de mieux apprécier la solitude. Vivre seul n’est pas rigolo, mais c’est toujours mieux que de vivre dans la peur et la paranoïa. La solitude signifie aussi avoir la paix et ne pas se faire parasiter ni phagocyter par une personne malintentionnée. Toutefois, quand on atteint le soir de sa vie, cela signifie aussi n’avoir personne à ses côtés au moment de mourir. Visiblement, ma mère préfère franchir le pas seule que mal accompagnée.



“Nowadays people know the price of everything and the value of nothing.”  Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray
*) voir aussi Fêlures